mercredi 24 juin 2015

Candide ou l'optimisme, Voltaire, 1759

Texte lu par Jean Topart. Livre audio édité par Frémeaux & Associés en 2004, téléchargé via l'application Audible.

Candide ou l'optimisme apparaît de prime abord comme un conte satirique. Sa dimension de conte se retrouve dans les évènements extraordinaires que traverse le héros Candide, généralement défavorables (torture, guerre, vols, exils, naufrage, le tremblement de terre de Lisbonne de 1755, etc.), parfois favorables (notamment lorsqu'il séjourne dans l'Eldorado, véritable pays de cocagne ou encore lorsqu'il retrouve sa dulcinée Cunégonde ou encore son maître Pangloss après les avoir cru morts tous les deux). Sa dimension de satire provient du fait que Voltaire se moque ouvertement d'institutions et de courants de pensée encore prévalents à son époque :

  • l'Eglise, critiquée en ce qu'elle cautionne les guerres, l'esclavage et un grand nombre de pratiques violentes, en parfaite contradiction avec le dogme pacifiste et solidaire qu'elle promeut. Parmi les gens d'Eglise, les jésuites sont la cible particulière de Voltaire de par leur proximité systématique des puissants, dont ils sont prêts à justifier toutes les erreurs et tous les actes, même s'ils sont contraires à la foi chrétienne, à partir du moment où ces puissants leur donnent accès à l'argent et au pouvoir dont ils sont friands.
  • l'aristocratie, dont le caractère involutif est souligné par Voltaire par le biais du frère de Cunégonde : en refusant de remettre en cause la légitimité de son statut social, disproportionné par rapport à sa contribution réelle à la société, en faisant preuve d'orgueil, en ne voyant pas la fragilité de sa situation face à la bourgeoisie commerçante dont les intérêts s'affirment tous les jours d'avantage au 18e siècle, l'aristocratie donne d'elle-même une image ridicule et décalée, arrogante et déplaisante, et finalement elle prépare sa propre chute, emportée par les révolutions qui vont secouer l'Europe à la fin du 18e siècle et au début du 19e.

Du point de vue des idées, Voltaire s'attaque à l'optimisme bêlant de la philosophie de Leibniz qu'il caricature par le biais de Pangloss, le maître de Candide, dont la formule récurrente est la suivante : "Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles". Il renvoie ainsi dos à dos la théodicée de Leibniz et le manichéisme, qui divise le monde, les évènements et les personnes en deux catégories : l'une, positive, relève du royaume de la lumière ; l'autre, négative, relève du royaume des ténèbres. A ces deux positions tranchées, Voltaire oppose une philosophie pragmatique et raisonnablement optimiste, en fonction des efforts que l'homme voudra bien consacrer à son propre bonheur :

  • Dans son Théodicée (1747), le philosophe allemand Leibniz part de la perfection de Dieu qui, en tant que créateur de notre monde, du fait de son caractère infaillible, n'a pu créer un monde aussi imparfait que le nôtre. Comment expliquer ce décalage entre la perfection divine et le monde qui nous entoure ? Leibniz dans son ouvrage affirme qu'il s'agit en fait là d'un acte délibéré de la part de Dieu, qui a voulu le monde exactement tel qu'il se trouve devant nos yeux, selon le principe de la "raison suffisante". A chaque imperfection correspond une raison, si bien qu'au final, les maux du monde ne peuvent être moindres que ce qu'ils sont. Ainsi, dans l'ouvrage de Voltaire, chaque mésaventure de Candide est l'occasion d'une charge renouvelée contre la Théodicée, ou justice divine : Candide éprouve ainsi de plus en plus de mal à faire le lien entre le viol et l'assassinat supposé de Cunégonde par des soudards ou encore la terrible catastrophe naturelle du tremblement de terre de Lisbonne survenue en 1755 alors qu'il se trouve justement dans cette ville, et la parfaite harmonie du tableau de l'univers défendue par Pangloss et, à travers lui, Leibnitz.
  • Autre sujet de raillerie de la part de Voltaire, le manichéisme est incarné dans le conte par Martin, un philosophe aux idées plutôt pessimistes avec lequel Candide aime à débattre. Un des fondements du manichéisme (du nom de son fondateur perse Mani, 3e siècle) consiste à séparer le monde en deux : (i) le royaume de la lumière, d'une part, royaume de la Vie divine au sein duquel s'exprime ce qui est d'éternité ; (ii) le royaume des ténèbres, d'autre part, ou royaume de la matière, des "morts", au sein duquel s'exprime ce qui est transitoire. Ces deux royaumes s'opposent et chacun tente de l'emporter. Le manichéisme enseigne les principes qui doivent permettrent à la lumière de l'emporter sur les ténèbres, en prônant chez ses adeptes un rejet de toute forme de matérialisme et de sensualité dans leur vie par une tentative d'oubli de leur corps au profit de leur âme.
A ces deux philosophies apparaissant sans nuance et sans prise avec le réel, Voltaire oppose un optimisme mesuré, fondé sur le discernement et une vision pragmatique du monde, en tenant compte de ses imperfections et de ses injustices. Il invite le lecteur à se débarrasser de tout fatalisme en faisant preuve d'initiative  et d'esprit d'entreprise afin de contribuer à modifier le monde qui l'entoure dans un sens davantage favorable à ses intérêts. C'est sans doute ainsi qu'il faut interpréter cet extrait du conte, qui raisonne particulièrement de nos jours, en plein débat sur le travail et les maux qu'il entraîne. Alors, back to basics ?

"Le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin." (chapitre XXX)

Sources :
  • "Candide", Wikipedia, consulté le 1er juin 2015
  • "Gottfried Wilhelm Leibniz", Wikipedia, consulté le 24 juin 2015
  • "Etude d'oeuvre : Candide de Voltaire", studyrama.com, consulté le 1er juin 2015
  • "Manichéisme (religion)", Wikipedia, consulté le 24 juin 2015 




dimanche 21 juin 2015

Musée Verlaine

Suite de l'exploration de la vie et de l’œuvre de Paul Verlaine au musée de Juniville, en suivant notre conférencier dans l'auberge du Lion d'Or, où Verlaine aurait écrit son recueil Sagesse, pour accompagner ses efforts afin de se convertir en un parfait fermier, en vain.

Nous en apprenons ainsi davantage sur la vie de Verlaine, en particulier :

  • dans sa relation avec Rimbaud, ce dernier aurait eu la haute main et aurait exercé une influence destructurante sur la vie de Verlaine, en mettant fin à son mariage avec Mathilde, en l'éloignant de ses amis et de ses idéaux de vie bourgeoise, en jouant sur son caractère dominant, ses phases de mutisme, par opposition à la personnalité plus accommodante de Verlaine. Durant leurs quelques mois d'errance entre Paris, l'Angleterre et la Belgique, Rimbaud cherchait à persuader Verlaine de laisser derrière lui un mode de vie petit-bourgeois étriqué, en lui disant qu'il fallait être absolument libre vis-à-vis de toutes les conventions sociales, en lui montrant le chemin vers une émancipation qui, seule, permettrait la réalisation de leur être et étancherait leur soif d'une liberté absolue.  Les deux hommes se séparent finalement sur une scène violente lorsque Verlaine tire sur Rimbaud et le blesse à la main, ce qui conduit le premier à séjourner deux ans à la prison de Mons, où il redécouvre la foi catholique et aspire à des idéaux de vie rangée, même si leur dernière rencontre à Stuttgart en 1875 fait presque rechuter Verlaine dans ses anciens travers. Bilan désastreux, si l'on considère la ruine de la réputation de Verlaine et son éloignement définitif de sa femme et de son fils, de même que la ruine matérielle sur laquelle leur compagnonnage se solde, malgré le soutien continu de la mère de Verlaine qui paie les pots cassés. Bilan ô combien fécond, si l'on considère les œuvres produites par les deux poètes pendant cette période de rapprochement de leurs exceptionnels intellects, fruits d'un labeur acharné, certes entrecoupé de disputes et beuveries : Romances sans paroles (1874) du côté de Verlaine ; du côté de Rimbaud, Une saison en enfer (composition en avril-août 1873) et les Illuminations dont il remet le manuscrit à Verlaine lors de leur ultime rencontre à Stuttgart en 1875.
  • L'instabilité de Verlaine, déchiré entre son désir de liberté sans entrave, d'une part, et d'autre part, ses aspirations à une morale catholique plus orthodoxe. Cette instabilité se retrouve à travers ses deux expériences ratées de retour à la terre, soldées par des échecs retentissants si bien que sa mère est appelée à la rescousse pour renflouer son fils empêtré dans des aventures ayant tourné court. En effet, la vie de Verlaine n'est pas un long fleuve tranquille, entre ses aventures politiques aux côtés des Communards, ses errances aux côtés de Rimbaud, puis de Lucien Létinois dans les Ardennes, ses tentatives de suivre un mode de vie rangé en tant qu'enseignant, qui rapidement prennent l'eau ou plutôt l'absinthe, lorsque sa réputation pâtit de ses beuveries au vu et au su de l'ensemble de la communauté des paysans ardennais devant laquelle il se donne en spectacle. Sa vie mouvementée, agrémentée de séjours en prison, sa fréquentation de deux prostituées qui lui font une vie impossible, alors que sa santé décline en raison notamment de ses excès éthyliques (cirrhose, diabète), de sa promiscuité (syphilis), précipitent sans doute son décès prématuré à 52 ans.
  • Ne reste finalement que son œuvre lumineuse, musicale, chatoyante, tendre, facile d'approche, inscrite aux programmes scolaires de France et de Navarre, jusqu'au Tonkin et à la Cochinchine, lui conférant ainsi un caractère universel. Les résistants iront même jusqu'à adopter les vers verlainiens Les sanglots longs des violons de l'automne/Blessent mon cœur d'une langueur monotone afin de signifier le début des opérations du débarquement en Normandie le 6 juin 1944. 

Personnage haut en couleurs, aux prises avec les affres de la création, Verlaine aura payé le doux murmure des muses au prix fort.





dimanche 14 juin 2015

Un Français

Film français réalisé par Diastème, avec Alban Lenoir (Marco Lopez), Samuel Jouy (Braguette), Paul Hamy (Grand-Guy), Olivier Chenille (Marvin), Jeanne Rosa (Kiki), Patrick Pineau (Le pharmacien), Lucie Debay (Corinne), Blandine Pelissier (La mère de Marco). Sorti le 10 juin 2015

Inspiré par l'assassinat de Clément Méric par des militants d'extrême droite, Un Français retrace le parcours sur une trentaine d'années de Marco, un skin head français, depuis les batailles rangées des années 1980 entre jeunes excités emplis de haine faisant le coup de poing contre les gauchistes et les bandes rivales de punks et de red skins, jusqu'à sa recherche d'une rédemption qui lui donne la force d'essayer de de se réinsérer, difficilement, en trouvant un nouvel équilibre loin des pratiques violentes qu'il affectionnait dans sa prime jeunesse. Sa nouvelle sagesse, il l'acquiert en voyant ses "compagnons de lutte" tomber les uns après les autres : Braguette perd l'usage de se jambes suite à un mauvais coup reçu lors d'une bagarre, Grand-Guy croupit en prison suite à l'assassinat d'un Noir à qui il a fait boire du Destop,  Marvin meurt du sida qu'il a sans doute contracté en raison de ses pratiques de toxicomane.

Marco lui-même mène une vie difficile entre petits boulots éreintants dans un supermarché et ses problèmes familiaux (son père est alcoolique, sa mère est résignée à tout et sa femme, révulsée de le voir idéologiquement amolli, l'empêche de voir leur fille). Marco Lopez, puisque nous apprenons au cours du film que lui-même est issu de l'immigration, réalise progressivement que ses idéaux de jeunesse le mènent dans une impasse, et se tourne vers une certaine modération en se convertissant à des valeurs humanistes, sous l'influence notamment d'un pharmacien qui lui prodigue des soins alors qu'il est soumis à des crises d'angoisse.

Ce film est découpé en multiples scénettes que l'on peut regrouper en deux parties principales. La première partie reprend l'ambiance particulière des années 1980 du point de vue de ces jeunes ultras, généralement issus de milieux modestes et qui trouvent dans la bande une famille de substitution au sein de laquelle ils peuvent donner libre cours à leur soif de violence. Le personnage de Braguette est ainsi sans doute en partie inspiré du destin du chanteur du groupe Evil Skin ("Nous sommes skin heads, bêtes et méchants"), Iman Zarandifar, d'origine iranienne, rebaptisé "Sniff", ayant perdu l'usage de ses jambes suite à une bagarre avec un punk au cours de laquelle il reçoit une balle dans la colonne vertébrale. Le personnage de Marvin, fan de reggae, est un mélange entre le chanteur Pierpoljak, dit "Pierrot le fou" alors qu'il arpentait les Halles en y semant la terreur avec son ami d'enfance Farid Hamsa au début des années 1980, et ce dernier, décédé du sida. Dans cette ambiance survoltée d'affrontement entre bandes rivales, on retrouve les éléments du folklore anglais importé sur le continent, depuis les batailles entre skins et mods de Brighton, l'influence de la musique punk et la politisation progressive au cours des années 1970/80 des skins en faveur des thèses d'extrême droite, en réaction à la crise économique et aux fermetures d'usines qui touchent durement le prolétariat britannique dont ils sont issus.

La deuxième partie est plus intime en ce qu'elle s'intéresse à l'évolution personnelle de Marco qui parvient à se sortir du milieu skin, elle est par là l'occasion pour Alban Lenoir d'une performance d'acteur puisqu'il parvient à incarner l'évolution de son personnage (son regard, d'exorbité et haineux devient doux et empathique).

Il se dégage du film une certaine nostalgie pour les années 1980, que ressentiront notamment les spectateurs qui étaient des adolescents pendant cette décennie. Peut-on pour autant considérer que la bulle skin est définitivement dégonflée et que les nouvelles générations de jeunes gens ont perdu la fascination pour l'ultra-violence que leurs aînés pouvaient ressentir ? Rien n'est moins sûr : l'extrême-droite radicale a récemment refait parler d'elle en Allemagne lors des manifestations anti-islamistes de Cologne en 2014, ou au Japon, suite à la décapitation de deux des citoyens de ce pays par l'organisation se faisant appeler Etat islamique, ou même en Israël, obligé de reconnaître que des bandes de néo-nazis opéraient sur le sol même de l'Etat juif. La pulsion de violence est toujours bien présente parmi certains groupes de jeunes gens, et il est ironique de constater que les courants salafistes et néo-nazis se disputent désormais l'adhésion de ces jeunes en quête d'appartenance identitaire, toujours prêts à en découdre.

Sources :









jeudi 11 juin 2015

Gisela João (fado)

Concert donné dans le cadre du festival Chantiers d'Europe au Théâtre de la Ville

Gisela João tente de dépoussiérer le fado par un jeu de scène résolument contemporain, inspiré d'une conception de son art comme étant le reflet de la vie et de la palette des émotions qu'elle provoque : la saudade mélancolique, bien entendu, mais aussi, la joie et la célébration de l'amour. C'est sans doute ce qui pousse Gisela à rejeter les codes traditionnels du fado : adieu les robes noires strictes d'Amalia, le jeu de scène immobile et concentré.

Au lieu de cela, Gisela nous offre un spectacle où elle danse, sautille, habillé d'une mini-robe blanche et chaussée de baskets bleu électrique. Elle se lance également dans de grands monologues dans un français hésitant (thanks to google translation) dans lesquels elle explique vers après vers la poésie des textes qu'elle chante.

Cela provoque de prime abord un choc chez le spectateur, car le décalage entre ce qu'il attendait et ce qu'il voit est là, flagrant. Même décalage entre l'intensité dépouillée du répertoire ultra-classique de la chanteuse et l'esthétique à la Star Academy qu'elle cherche à insuffler à son spectacle. Même décalage avec la sobriété assumée toute en virtuosité de ses musiciens.

Alors, renouvellement réussi ou gimmicks modernistes superficiels ? C'est au spectateur d'en juger en fonction de sa sensibilité et de son esthétique propres. 








mardi 9 juin 2015

Sans rancune

Comédie de Sam Bobrick et Ron Clark créée à Broadway en 1973 sous le titre No hard feelings, adaptée pour le public français pour la première fois par Jean Poiret en 1992, déjà au Théâtre du Palais Royal, sous le titre Sans rancune. Reprise sur la même scène en 2015, cette fois dans une adaptation de Sébastien Azzopardi et Sacha Danino, mise en scène par Sébastien Azzopardi, avec Daniel Russo (Victor Pelletier, le "PDG") ; Anne Jacquemin (Céline Pelletier, la "cougar") ; Xavier Letourneur (Alex, "l'escroc") ; David Talbot (Roberto, le "smicard") ; Nassima Benchicou (Margot, "la psy") ; Jessica Borio (Nelly, la "nympho").

A deux pas de la Comédie française se trouve le Théâtre du Palais-Royal spécialisé dans le théâtre dit de boulevard, et dont le répertoire est composé de comédies légères, telle la Cage aux Folles de Jean Poiret, créée en 1973.

Malgré la proximité de l'illustre Maison de Molière (1680), le Théâtre du Palais-Royal tire son épingle du jeu par une histoire longue (1784), prestigieuse et pleine de rebondissements. Nous sommes en 1648 lorsque le Palais-Cardinal construit par Richelieu est rebaptisé Palais-Royal afin d'y accueillir Louis XIV, alors qu'il n'est encore qu'un enfant. Plus tard, Philippe d'Orléans entreprend, en 1780,  de transformer entièrement son domaine en créant à l'intérieur du jardin trois nouvelles rues qui sont baptisées des titres de ses trois fils : de Valois, de Beaujolais et de Montpensier. C'est à l'extrêmité de la rue de Montpensier que vient s'installer la troupe des "Petits comédiens de S.A.S. Monseigneur le Compte de Beaujolais" au sein du nouveau Théâtre du Palais-Royal inauguré en 1784.

Sous la révolution, à partir de 1789, le Théâtre des Beaujolais, racheté par la Montansier, connaît une période faste sous la direction de cette dernière qui n'a pas son pareil pour dénicher les auteurs et les interprètes à succès, en produisant des opéras-comiques et des comédies aux titres évocateurs, comme Le Sourd ou l'Auberge pleine de Desforges qui sera jouée 200 fois ! Cette période de salles combles se prolonge jusqu'en 1798, année durant laquelle la Montansier se retire, prélude au déclin du théâtre, menant à sa fermeture définitive en 1812 et sa transformation en débit de boissons, le Café de la Paix.

Les activités théâtrales font leur retour en ce lieu sous l'impulsion de Dormeuil, acteur du Théâtre du Gymnase qui, en 1830, entreprend d'importants travaux de rénovation qui donnent le jour à l'encorbellement métallique au-dessus de la rue de Montpensier. Pourtant, il faut attendre 1838 pour que le Théâtre renoue avec le succès, porté par sa découverte d'un nouvel auteur, Eugène Labiche qui, de 1838 à 1877, offrira au Théâtre  88 comédies, à commencer par M. De Coylin ou l'homme infiniment poli. Outre Labiche, Dormeuil découvre également Offenbach, Meilhac et Halévy, Hortense Schneider ou encore Victorien Sardou. Les directeurs qui lui succèdent sortent de l'ombre d'autres auteurs à succès, dont Georges Feydeau.

Plus près de nous, le Théâtre du Palais-Royal s'illustre par plusieurs découvertes et succès, parmi lesquels :
  • La Cage aux Folles, de Jean Poiret, créée en 1973, avec Michel Serrault, plus gros succès du théâtre français ;
  • Sasha Guitry (Une Folie ; Un Sujet de roman) ; ou encore
  • Laurent Baffie (Toc Toc, Les Bonobos).

La pièce que nous voyons ce soir se situe dans la lignée éditoriale du théâtre de boulevard. Et pour en résumer l'intrigue, nous reprendrons la description que nous en donne le livret :

"Quand vous êtes le roi du CAC 40 et que votre femme vous quitte pour un smicard de Barbès, c'est la crise. Quand votre fille fait des études de psy et vous prend pour son cobaye, c'est la crise. Quand votre associé véreux veut profiter de la tourmente pour racheter votre société, c'est la crise. Quand la meilleure amie de votre femme est nymphomane et que vous êtes sa prochaine proie, c'est la crise."

On l'aura compris, il n'entre pas dans l'objet de la pièce de s'apesantir sur les discours nuancés ni sur les constats subtils, le propos est ici clairement caricatural. Le riche est affublé de tous les clichés généralement attachés aux gens d'argent : une vision de la vie réduite aux possessions matérielles et à leur accumulation ; un jugement au sein duquel n'entre aucune approche sensible des êtres et des situations ; une propension à écraser tout et tout le monde sur son passage -- les autres n'ayant pas voix au chapitre, ayant moins bien réussi dans la vie. Le pauvre est sympa, même s'il habite dans un gourbi dans les "mauvais" quartiers de la ville. Certes, il passe les plats dans un restaurant à tapas (Roberto est d'origine espagnole), ce qui ne l'empêche pas de garder sa bonne humeur et un calme olympien face aux provocations et aux attaques du riche qui ne supporte pas que sa femme... quoi... partie... avec un serveur ? La psy, qui se trouve être la fille du riche, parle de façon incompréhensible, ampoulée et précieuse pour désigner les situations les plus banales de la vie quotidienne, en faisant appel à des concepts fumeux censés caractériser le type de relations que les individus entretiennent entre eux. La nympho, elle, est particulièrement nympho, où tu veux quand tu veux, parfaitement sur-jouée par Jessica Borio qui en fait un des éléments comiques de la pièce les plus réussis.

Sébastien Azzopardi et Sacha Danino, adaptateurs de la pièce, l'avouent sans détour dans le livret : ils nous livrent leur vision de la société, celle de l'affrontement entre "deux France en souffrance. Celle des puissants, qui ont tout, mais qui ont oublié les valeurs humaines les plus essentielles. Et celle des "sans dents" qui ne possèdent rien mais qui connaissent le sens de la vie."

C'est sans doute dans cette conception que la pièce est la plus faible. En effet, ce type de propos démagogiques en limite la portée sociale. Car s'il suffisait d'être pauvre pour être brave, et si la richesse condamnait tous ceux qui la connaissent à la bêtise et au manque de coeur, cela se saurait. A moins d'avoir la chance d'hériter d'une fortune familiale, il n'est pas déraisonnable de supposer que, pour réussir dans le monde des affaires, il soit nécessaire d'avoir certaines lumières sur la façon dont fonctionnent les choses de la vie, de bénéficier d'un instinct acquis par une fine observation des personnes et des évènements, d'avoir un bon jugement et d'être à même de savoir s'entourer de collaborateurs compétents, stables et sur lesquels on pourra compter en cas de besoin. A contrario, on a du mal à croire à la soudaine conversion du "pauvre" aux vertus de l'esprit d'entreprise -- il cherche ainsi, vers la fin de la pièce, à s'établir à son compte en ouvrant son restaurant. En effet, ce changement peut paraître artificiel aux yeux du spectateur qui a vu son personnage dans un rôle passif, gentillet et accommodant pendant le reste de la pièce.

On regrettera ainsi que la pièce se contente d'énoncer des principes généraux, banals et même faux sur les riches d'un côté, les pauvres de l'autre. On aurait aimé qu'elle aborde certains problèmes sociaux de manière plus frontale, quitte à prendre davantage de risques, en intégrant les questions liées à l'immigration par exemple dans  son propos (c'était le cas dans la version de 1992, dans laquelle les origines grecques de l'amant de Mme Pelletier étaient clairement mises en avant). A l'heure actuelle, on aurait bien vu Mme Pelletier s'amouracher d'un individu d'origine maghrébine par exemple, ce qui aurait donné à la pièce une assise sociale plus ample en lui donnant l'occasion de déconstruire un certain discours xénophobe, tout en abordant frontalement les problèmes liés à l'immigration. Mais ces thèmes sont difficiles à aborder sans susciter des réactions épidermiques et polémiques, aussi les adaptateurs ont préféré ne pas s'aventurer sur ce terrain. Dommage...

Une mention spéciale à la star de la pièce, Daniel Russo, qui incarne un businessman complètement dépassé par la tournure des évènements. Il est charismatique, il porte la pièce sur ses épaules, en étant au centre de toutes les scènes pratiquement, et même sa conversion humaniste finale est l'occasion d'un grand numéro de comédien. Bravo !

Sources :











dimanche 7 juin 2015

Introduction à Verlaine (1844-1896)

1. Sa vie : entre extase langoureuse et spleen fatal

Verlaine naît et passe les premières années de sa vie à Metz. Dès 1851 pourtant, la famille s'installe à Paris. Enfant aimé et plutôt appliqué, Verlaine devient un adolescent difficile, ce qui ne l'empêche pas d'obtenir son bac dès 1862. Attiré par la poésie et admirateur de Baudelaire, il s'inscrit à la faculté de Droit, avant d'abandonner bientôt ses études, préférant fréquenter les cafés en se mêlant au milieu littéraire de la capitale.
En 1866, les Poèmes saturniens témoignent de l'influence de Baudelaine, et aussi de la naissance de son style propre, musical, orienté vers la "Sensation rendue". En 1869, paraît le petit recueil Fêtes galantes.
Au milieu des années 1860, il devient employé à la Mairie de Paris. Il perdra son travail pour avoir soutenu la Commune. Son père meurt en 1865, ne lui reste que sa mère avec laquelle il entretiendra une relation de proximité et de violence toute sa vie (il essaie par exemple de l'étrangler). Sa cousine Elisa, qui a été adoptée par ses parents, avec laquelle il a été élevé et de qui il est amoureux se marie puis meurt en couches en 1867, ce qui attriste Verlaine. Sa mère le pousse à épouser Mathilde Mauré, dont il aura un enfant.
En septembre 1871, Rimbaud vient s'installer chez le couple et les deux hommes entament une relation amoureuse qui ruine le mariage de Verlaine. Verlaine vit par intermittence avec Rimbaud, son "époux infernal". Les deux hommes affichent leur relation et font scandale. Ils partent pour Londres en juillet 1872. Durant des mois, ils errent entre l'Angleterre et la Belgique. C'est à cette époque que Verlaine compose ses Romances sans paroles.
La rupture entre Verlaine et Rimbaud intervient en juillet 1873 à Bruxelles : Verlaine tire sur Rimbaud et le blesse superficiellement au poignet. Il est incarcéré entre 1873 et 1875. Il met à profit sa période de détention pour écrire les recueils de poèmes Sagesse (1880), Jadis et Naguère (1884). La fin de la période rimbaldienne de Verlaine coïncide avec la fin de sa période de créativité maximale, dès 1875, si bien que pour l'un comme pour l'autre, nous pouvons parler de fulgurance poétique. Parmi les trois recueils les plus importants de Verlaine, nous retiendrons ainsi les Poèmes saturniens, Fêtes galantes et Romances sans paroles.
Entre 1877 et 1883, il entretient une relation ambiguë et passionnée avec Lucien Létinois, un de ses anciens élèves. Mais ce dernier meurt à 23 ans. Verlaine, désespéré par la perte de son "fils adoptif", lui consacrera 25 poèmes placés à la fin de son recueil Amour (1888).
La fin de la vie de Verlaine est marquée par la déchéance physique (alcool) et sociale (clochardisation), en même temps que sa réputation littéraire grandit et qu'il acquiert la notoriété.

2. Son oeuvre : tordre le cou de l'éloquence / vers une nouvelle poétique

Le formalisme académique, et même la rime qui définit pourtant la forme du discours poétique revêt moins d’importance chez Verlaine. Il ne respecte pas la convention qui consiste à coupler les vers deux par deux, à travers la répétition du dernier pied. Au contraire, il multiplie les “enjambements”, qui soumettent le rythme poétique au sens des phrases et non à la régularité des vers. Chez lui, les effets harmoniques et la musicalité du vers conservent néanmoins une importance première, notamment à travers les allitérations (répétition de syllabes ou de sons à l’intérieur et tout au long des vers) :
“L’or, sur les humbles abîmes
Tout doucement s’ensanglante”
(extrait de “Bruxelles. Simples fresques”, Romances sans paroles, 1874)
En travaillant sur la dissonance, les vers au nombre impair de pieds, à l'encontre de la tradition instituée de l'alexandrin, en recherchant l'asymétrie, les allitérations  et les coupes, il privilégie parfois la sonorité aux dépens du sens. De même, en multipliant les chevauchements, les enjambements, il introduit dans sa poésie l'imprévu et la rupture. 
En conséquence, le style de Verlaine peut paraître boîteux, imprécis, tâtonnant. C'est que, sous son apparente naïveté ou maladresse, se niche le refus des “perfections [formelles qui] lui sont devenues fastidieuses”.
Le fond rejoint la forme, tant la poésie de Verlaine infuse un sentiment d'irréalité, un côté hanté, blême, égaré, où tout se défait, se délite, on ne distingue plus l'être qui rêve et ce à quoi il rêve (cf. les Ariettes oubliées). Cet effet de flottement est encore augmenté du fait que le poète s'exclut de sa poésie : il utilise le "on" aux dépens du "je", ce qui ne fait que décupler le sentiment de vacance et de dépossession dont sa poésie est empeinte.
Par son recours au symbolisme, le poète mobilise moins l’intelligence que l’intuition, car son but n’est pas de comprendre ou d’expliquer, mais de suggérer. Sa langue appelle des correspondances, provoque de profondes impressions, fait surgir des images symboliques venues à l’esprit du lecteur par associations. Ainsi, les objets ne sont évoqués que par la mention d'éléments qui les composent, accolés à des adjectifs qui suggèrent des sensations particulières ("humide étincelle" du soleil ; "plainte" du tremble ; "murmure" du jet d'eau ; "palpitation" des roses et des lys balancés). Verlaine fait appel à des images dont l'analogie s'impose au lecteur davantage qu'elle ne lui est expliquée : il en est ainsi du "vol criard" des souvenirs qui s'abattent sur le poète.
Les champs lexicaux auxquels Verlaine a le plus souvent recours appartiennent aux registres suivants :
  • Rêve, cauchemar
  • Solitude, esseulement, abandon ("veuve", "orpheline")
  • Lune (“Clair de lune”, in Fêtes galantes) : paysage éclairé par la lune qui s'estompe et qui n'est en fait que le reflet d'un paysage intérieur ("blême", "blafard")
  • La mélancolie, allant jusqu'à l'effroi, la dissonance ("Paysage triste", in Poèmes saturniens) qui amène le thème des fantômes, des spectres et de la mort
  • Vent (mauvais, néfaste), souffle/haleine
  • Amortissement protecteur des sensations : vague, doux, calme, lent, sourd, teintes feutrées (gris/vert), brume. Les choses ne brillent pas, elles luisent.
  • Tremblement (trembler, frissonner, bouger).


Finalement, la poésie de Verlaine n’est pas faite pour être déclamée, mais plutôt murmurée ou chantée (d'ailleurs, les poèmes de Verlaine seront mis en musique par le compositeur français Gabriel Fauré). De par son recours aux métonymies et aux images fortes, il est considéré comme le père de l'impressionnisme symbolisant.
Les vers les plus connus de Verlaine sont sans doute ceux qui suivent :
“Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon coeur
D’une langueur
Monotone”

“Chanson d’automne”, Poèmes saturniens



Pour une expérience auditive et sonore de la poésie de Verlaine, opter pour le livre audio téléchargeable sur votre téléphone. Il existe plusieurs anthologies de poèmes de Verlaine lus, comme L'Aube à l'Envers.

Sources :
  • Jacques Borel, Préface à Paul Verlaine, Fêtes galantes - Romances sans paroles précédé de Poème saturniens, NRF, Gallimard, Paris, 2013 (première publication de la préface en 1973)
  • Wikipedia, Paul Verlaine, consulté le 3 juin 2015
  • Encyclopédie Larousse en ligne, Paul Verlaine, consultée le 3 juin 2014

mercredi 27 mai 2015

Allemagne année zéro

Film italien (1947) de Roberto Rossellini, avec Edmund Meschke (Edmund Kohler), Ingetraud Hinze (Eva Kohler), Franz Krüger (Karl-Heinz Kohler).

Le film nous transporte dans un pays affrontant la faim, la privation, l'inconfort, la maladie ou encore la démoralisation poussés à l'extrême. Nous sommes en Allemagne, à Berlin, au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. Le joyau de l'empire germanique, destiné par Hitler il y a seulement quelques années en arrière, à dominer l'univers en imposant sa puissance à tous et pour toujours, n'est plus qu'un tas de ruines, de gravas, de façades lépreuses, de bâtiments éventrés, et l'on voit le ciel à travers toutes les fenêtres.

Dans cette ambiance de débandade, des hommes et des femmes circulent le long des rues et autres voies de communication, qui pour aller faire ses courses au marché noir, qui pour aller chercher du travail ou une occupation qui lui rapportera quelqu'agent. Car la pénurie est extrême, elle se lit sur les visages fatigués d'avoir traversé tant d'épreuves successives. Les Allemands qui acclamaient leur Führer dans un enthousiasme délirant il y a peu encore, ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes, lessivés par l'effort de guerre, les bombardements, l'invasion du pays par les étrangers honnis qui imposent leur orgueil de vainqueur à la fière Allemagne traînée plus bas que terre.

Les quelques appartements encore debout sont administrativement partagés et attribués à des réfugiés ayant tout perdu sous les bombes -- ainsi, la famille d'Edmund Kohler, le petit héros du film, partage un logis théoriquement conçu pour une famille unique avec quatre autres ménages. Chacun a recroquevillé sa vie et ses maigres effets dans un coin de l'habitation. Malgré cela, les tensions restent vives entre le propriétaire, ou habitant principal du logement, qui loge les quatre autres familles, et les réfugiés : le propriétaire ne manque pas de leur faire remarquer leur statut de parasites toutes les fois qu'il le peut, et les disputes sont nombreuses autour de la question de savoir qui consomme le plus d'électricité, etc. Les cartes de rationnement ne pourvoient que chichement à l'alimentation des individus, et la faim et les privations se lisent sur tous les visages. De plus, la famille d'Edmund cache en son sein un combattant allemand, Karl-Heinz, le grand frère du héros, dont on nous dit qu'il a défendu sa rue jusqu'au dernier moment. Malheureusement, à présent que les Américains, les Russes, les Anglais et les Français se sont rendus maîtres du pays, Karl-Heinz n'ose paraître au grand-jour de peur de se faire arrêter, puis fusiller. Non-déclaré, il n'a pas de carte de rationnement et doit par conséquent compter sur les trois autres : son petit-frère, Helmut ; sa soeur, Eva ; et son père, malade et alité, également incapable de participer à l'entretien du ménage.

Pourtant, cette atmosphère désespérée est-elle ce que l'on retient du film ? Non, en fait, c'est tout le contraire. Ce que l'on retient, c'est la capacité des êtres humains à faire front, résister, endurer. On peut presque voir à l'écran l'énergie vitale des personnages, principalement Helmut, le jeune héros, fuser et se déployer en dépit de tout. A l'image des transports dont une partie fonctionne à nouveau dans la capitale (images des tramways et du métro sillonnant la capitale), des rues et des routes déblayées et permettant le passage de quelques rares véhicules, l'élan vital du peuple germanique un temps anéanti, semble lui revenir, l'incitant à se projeter vers un meilleur avenir.

Chacun fait preuve d'ingéniosité afin de s'en sortir et de contribuer aux dépenses du ménage : le petit Helmut tente de se faire embaucher au cimetière en tant que fossoyeur, mais il est trop petit ; il change alors son fusil d'épaule et participe à de petits trafics (cigarettes, menus larcins), entraîné dans cette voie par une petite bande d'adolescents livrés à eux-mêmes et qui cherchent à survivre. Sa soeur Eva fréquente les militaires du côté des vainqueurs, en espérant qu'ils sauront se montrer généreux avec elle, en l'échange d'une petite danse, car elle ne peut aller plus loin, malgré les conseils avisés de ses amis qui lui reprochent d'être trop timorée et de refuser de se sacrifier pour sa famille. Karl-Heinz, le grand-frère, ancien SS, finit par se rendre aux arguments de son père, prend son courage à deux mains et part se livrer à la justice des vainqueurs, avant de s'apercevoir qu'il ne sera aucunement inquiété. Les Alliés semblent avoir d'autres chats à fouetter.

Dans cette ambiance de lutte généralisée pour la survie, expression d'un élan vital étonnant de la part de ce peuple à genoux, la dénazification est en cours, si bien que l'on se retrouve dans une atmosphère curieuse, où les vainqueurs tentent d'imposer leur credo libéral/marxiste, provoquant une réorientation radicale des idées véhiculées jusqu'alors par la propagande nazie. L'air du temps n'est plus à la glorification de la grandeur du peuple allemand, fondée sur sa discipline, sa parfaite soumission aux préceptes nazis, sa fécondité, son courage au travail et sa valeur guerrière. Ainsi, les airs de jazz entraînants et lascifs ont remplacé le rythme martial des marches guerrières. Pourtant le jazz qui semble triompher sur les ruines de la défaite était rangé parmi les formes d'art dégénéré par les nazis. Alors quoi ? De quoi tourner schizophrène.

Affiche de l'exposition nazie de Düsseldorf (mai 1938)
consacrée à l'Entartete Musik ou musique dégénérée

D'autant que les idées plus traditionnellement nazies ont toujours cours, le film donne à le ressentir particulièrement lors de la rencontre entre le jeune Helmut et son ancien instituteur, qui se sert de son ancien élève pour écouler sur le marché noir des disques d'enregistrements des discours du Führer, qui ont beaucoup de succès auprès des soldats alliés stationnés à Berlin. Les idées nazies tournent toujours autour des mêmes thèmes, à savoir l'eugénisme, la nécessaire élimination du plus faible, etc. Elles sont appliquées selon les mêmes méthodes, depuis l'instillation d'idées tendancieuses allant jusqu'au franc bourrage de crâne pratiqué à l'égard d'esprits faibles et donc les mieux à même de tomber dans les filets tendus par la propagande.

C'est malheureusement ce qui se passe pour le jeune Helmut qui ne sait plus à quel saint se vouer, les anciennes idées nazies ou alors le vent de liberté que les Alliés voudraient voir souffler sur l'Allemagne nouvelle. Il met en pratique la théorie eugéniste instillée dans son jeune esprit par son ancien instituteur, avant de réaliser la monstruosité de l'acte qu'il vient de commettre et par conséquent d'être poussé au ...

Un film intéressant, qui donne la mesure des épreuves subies par les peuples entrés en guerre sur un mode quasi-documentaire (belles images sobres en noir et blanc, acteurs amateurs), en même temps qu'il met en évidence l'incroyable capacité de résistance démontrée par ces mêmes peuples, pourtant soumis aux derniers outrages. Le spectateur pourra y déceler toutes les raisons de plonger dans le pessimisme le plus désespéré. Il pourra aussi préférer retenir les motifs d'espoir, en fonction de sa nature et de sa propre vision des choses.









jeudi 21 mai 2015

Le Labyrinthe du silence

Im Labyrinth des Schweigens, film allemand de 2014 réalisé par Giulio Ricciarelli avec Alexander Fehling (procureur Johann Radmann), Gert Voss (procureur général Fritz Bauer), Friederike Becht (Marlene Wondrak), André Szymanskk (journaliste Thomas Gielka), Johannes Krisch (déporté Simon Kirsch).

La vogue actuelle du cinéma allemand permet aux Français de rattraper de façon ludique leur méconnaissance de l'histoire et de la culture de leur puissant voisin. En effet, l'obsession généralisée vis-à-vis du monde anglo-saxon détourne notre attention de notre ancien "ennemi héréditaire", alors que nous aurions sans doute tout à gagner à étudier davantage le modèle allemand pour nous en inspirer afin de sortir du marasme que nous sommes les premiers à dénoncer, sans pour autant nous résoudre à nous "retrousser" les manches pour en sortir, nous montrant ainsi dignes des générations qui nous ont précédés et ont pourtant réussi à hisser notre pays jusqu'au firmament des pays qui ont orienté l'histoire du monde.

Ainsi, au travers de réalisations audiovisuelles diverses, telles Hannah Arendt, Heinrich Himmler, the Decent One, D'une Vie à l'autre, ou la série Deutschland 1983, nous prenons conscience de l'histoire tourmentée que l'Allemagne s'est infligée à elle-même et qu'elle a ensuite subie, depuis 1933 et l'accession au pouvoir d'Hitler, jusqu'à la chute du Mur de Berlin en 1989, en passant par la défaite nazie  de 1945 et la partition subséquente de l'indivisible nation (Heimat) en deux grandes zones d'influence, occidentale à l'ouest, soviétique à l'est. La population de l'ancienne RDA a connu le sort particulièrement peu enviable de passer sans transition du Nazisme au Socialisme dans sa version stalinienne la plus punitive. Entre 1945 et 1989, les Ossis vivent ainsi dans l'impératif de la confrontation systématique avec l'Allemagne de l'ouest qui leur est imposée par le grand-frère soviétique par le biais de la Stasi et de son réseau d'espionnage qui pénètre tous les échelons de la société est-allemande.

Le Labyrinthe du silence nous replonge dans la RFA des années 1950. Afin d'accélérer le relèvement du pays, le chancellier Konrad Adenaueur a imposé la réconciliation nationale en intégrant massivement les anciens membres du Parti nazi (10 millions d'adhérents à la veille de la défaite) aux nouvelles structures de l'Allemagne fédérale. C'est ainsi que d'anciens SS ayant officié au camp d'Auschwitz en y appliquant les méthodes les plus cruelles et sadiques à l'encontre des populations qui leur sont "confiées" se retrouvent à travailler au sein de l'éducation nationale au sortir de la guerre. D'ailleurs, très peu de gens parmi la population sont au courant de la nature exacte des activités conduites par les nazis dans les camps de la mort, notamment Auschwitz, qui passait alors pour un camp de prisonniers de guerre "comme les autres".

A partir de là, le film raconte le combat mené par l'équipe du procureur général de Francfort Friz Baueur pour mettre fin à l'impunité des criminels nazis les plus proéminents qui, à l'époque, ont réintégré la société civile et leurs activités, qui de professeur, qui de boulanger, qui d'industriel, bien qu'ils aient largement participé à l'effort d'extermination décidé par Hitler à l'encontre des segments de la population allemande, puis européenne, notamment les Juifs, considérés comme déviants et devant par conséquent être éliminés, si possible par les moyens les plus sadiques. C'est ainsi que nous faisons connaissance avec le Docteur Mengele ("L'Ange de la mort") qui conduisait des expériences "médicales" particulièrement atroces, notamment sur les enfants qu'il sélectionnait à leur entrée dans le camp d'Auschwitz (vivisection sans anesthésie, union des jumeaux en les cousant entre eux, etc.), qui malheureusement échappera à Bauer et finira sa vie relativement tranquillement en Amérique du Sud, malgré les efforts du Mossad pour le capturer et l'amener à faire face à ses responsabilités, devant les instances judiciaires adéquates.

Au-delà de la poursuite des coupables, l'action de Bauer force la population allemande à regarder son passé en face, en faisant cesser le mensonge et le non-dit qui avait prévalu depuis la fin de la guerre. Car pour lui, la reconstruction de l'Allemagne ne pourra seulement être effective qu'en s'appuyant sur la vérité, quitte à exhumer les atrocités qui ont été commises sous le régime nazi, quitte à faire endosser au pays une sorte de culpabilité collective.

Ainsi, en réalisant à quel point le peuple allemand s'est collectivement livré à la folie nazie, le personnage principal fictif du film, le jeune procureur Johann Radmann, est pris de malaise et hésite à poursuivre la tâche herculéenne qu'il s'est imposée et qui remet en cause les fondements mêmes de sa vie, jusqu'à son propre père, qu'il considérait jusqu'alors comme un résistant de l'intérieur aux Nazis, et dont il retrouve la preuve de son adhésion au Parti.

Le film se conclut par l'ouverture du procès d'anciens employés du camp d'Auschwitz à partir de 1963, prélude d'un examen de conscience national qui fondera les bases assainies sur lesquelles la société ouest-allemande, puis allemande dans son ensemble,  est désormais assise. Un exemple de prise à bras le corps d'une période noire de son histoire par un peuple tout entier, et dont d'autres pays ayant eux-aussi commis des atrocités pendant la Deuxième guerre mondiale, allant au-delà des crimes de guerre "ordinaires", comme le Japon, pourraient s'inspirer.










Mist "Extraball", vernissage à la Galerie Le Feuvre

Mist, de son vrai nom Guillaume Lemarquier, né en 1972, fait ses premières armes en tant que graffeur le long de la ligne du RER A à la fin des années 80. Son travail est inscrit au catalogue du Musée des Monuments Français dès 1991. Depuis, l'artiste a abandonné la rue en se concentrant sur les toiles qu'il peint en atelier, passant par l'étape de l'esquisse au crayon, jouant sur les lettres constituant son pseudonyme, construisant et déconstruisant des motifs au couleurs châtoyantes, donnant un caractère résolument abstrait à son travail. Il a également élargi la palette de ses réalisations en abordant la sculpture de figurines cornues en résine polyester inspirées par le dessin animé du début des années 1980 Goldorak, même si actuellement la production de "jouets" (toys) ne fait pas partie de ses priorités, au profit de la peinture.

"Sincère", "positif" sont deux adjectifs qui siéent parfaitement au travail de Mist et aux émotions induites par l'observation attentive de ses toiles, notamment en raison de son travail poussé de coloriste (voir le catalogue de l'exposition édité par la Galerie Le Feuvre, soutien indéfectible de l'artiste).